Mère à soi

Les mots nous regardent
ils nous demandent
de partir avec eux
jusqu’à perte de vue
-Gaston Miron

Mère à soi, projet d'écriture entamé au solstice de l'hiver 2018, devait originalement être un manifeste contre la maternité ou un essai sur les femmes sans progénitures. Mais lorsque j’ai finalement lâché lousse les rênes de l’écriture, la bête m’a ramenée vers l’intérieur, dans un lieu oublié, sinon calfeutré. Le récit, composé en fragments poétiques, divulgue la complexité des liens filiaux d’une femme nullipare. Sont abordés la relation amoureuse au père, la compétition à la mère, les traumatismes intergénérationnels et la notion d’identité profonde lorsque mère de personne.


Une fois de plus, soumettre les intuitions et les expériences au feu du langage. Les mots sont parfois pire que tout ou mieux que rien.
- Sylvie Cotton

The story of what ‘happened’ is always a lie. Because what happens doesn’t happen in a story form. We storify to make it understandable, human, real. All storytelling, all art, is a translation of experience.
- Rachel Zucker

Grâce à l’obtention d’une subvention de mentorat avec le Conseil de la culture de l’Estrie, j’ai eu l’immense privilège de collaborer avec Lynda Dion, mon accoucheuse, entre septembre 2022 et mars 2023. Ici pour lire l'article du Conseil de la culture de l'Estrie.

 Extrait de mère à soi :

parce que la vie se nourrit de vie et entre les deux il y a la mort. me répéter dans huit semaines je les abats. préparation du nid des poussins. la lampe infrarouge tempère eau et copeaux. les sortir un à un avec des mains pétales. si les oeufs avaient éclos sous une poule, la mère aurait montré aux poussins où s’abreuver, se nourrir. comme ils sont nés en incubateur, je trempe leurs petits becs dans l’eau de l’abreuvoir. à chaque trempée me répéter dans huit semaines je les abats pour ne pas acheter mon poulet au Maxi. remplir mangeoire et abreuvoir au quotidien parce que je ne suis pas mère poule. mère tout court. ça déclenche mon instinct de protection. dans huit semaines elles pèseront quatre kilos. dans huit semaines leurs corps blottis contre ma poitrine, je marcherai chacune d’elle vers le cône en métal, les y plongerai tête première. 

je les aime ces poules même si chaque année c’est plus difficile, les soigner puis les saigner. je veux pas me durcir le coeur, même si je sais ce qui s’en vient dans huit semaines. 

je les aime ces poules d’abord poussins. jaunes, duveteux. flatter les enfants pas catinés. elle est folle la Martineau.  des bêtes à plumes, cervelles d’oiseau, rien à voir avec une progéniture. sauf peut-être le zigouillage à la fin. elle abat ses rejetons, les dévore avec appétit l’hiver venu. me répéter dans huit semaines je les abats. poussin dans ma paume, cui-cui, boule de duvet. y sont contents quand j’entre dans le cabanon. cui-cui. nettoyer la couche, remplir abreuvoir, mangeoire sans gestes brusques. cui-cui. flatter la petite tête de mon index, fourrer mes narines dans le duvet du cou. chauddoux. j’aimerais me coucher sous la lampe, emmitouflée les unes contre les autres. blotties sous aisselles, nuque, creux poplité, derrière l’oreille, reins. dormir dans l’être ensemble d’un sommeil sans rêve ni crainte, lendemain ou regret.

me répéter dans sept semaines je les abats. à chaque visite moins de duvet, plus de plumes. on les transfère sur le plancher du cabanon. les bêtes font des chest à chest puis s’endorment en siamois.

me répéter dans six semaines je les abats. du cabanon au chicken tractor. gazon, soleil, papillons de teigne. poules étendues à l’ombre du bosquet d’érables ou bien les ailes entrouvertes aux rayons de 16h, mais le plus souvent échouées aux rebords de la mangeoire. manger couchées dans leur merde. ça entre presque qu’autant que ça sort. entre les deux, le gras s’agglutine autour des muscles, des organes. ça fait le meilleur poulet au monde, chair tendre et juteuse. le soir lever les mangeoires sinon elles s’empiffreraient dès le lever du soleil, cinq heures au solstice. les tendons des pattes éclateraient sous le poids des corps pansus. les enfants ne mangent pas à ne plus pouvoir marcher. 

me répéter dans cinq semaines je les abattrai. poc-poc. ça se fait tout seul, la place vacante du coeur s’emplit de duvet, de plumes, de pelages, de regards. poc-poc. 

me répéter dans deux semaines je les abats. c’est décidé, ce sera le 27 juin. la date fixée les poules revêtent l’aura de martyres. proximité, finitude. dans deux semaines plus personne à nourrir, à abreuver. 

la veille c’est cueillir roses sauvages, cosmos, iris, feuilles de fougères pour décorer le poulailler. c’est la soirée dans l’enclos même si ça pue la merde. à presque huit semaines les poules sont des machines à déjection, impossible de se déplacer dans l’enclos sans piler sur un cornet. cent cinquante pieds de clôture, mais leurs déplacements se limitent à poulailler mangeoire. vingt pieds carrés en moyenne. la veille c’est lever les mangeoires à 15h. les poules ça s’abat les intestins vides sinon ça gicle, difficile à évider. la veille c’est tranquille à la maison, jouer du tambour, requiem à mes enfants de plumes. demain le coeur revêtira tablier et couteau comme on enfile genouillères et casque de sécurité. demain je ne serai plus la main qui les nourrit.

le lendemain on se lève tôt, déjeune peu. chauffer l’eau, visser le cône, désinfecter et remplir les glacières, aiguiser les couteaux. mouvements efficaces, silencieux. les amis arrivent, on s’embrasse. allumer les bâtons d’encens. les poules confinées au poulailler couchées en tas comme le premier jour sous la lampe. l’estomac vide, elles lissent leurs plumes. mon entrée, banale. gestes précis, efficaces. main gauche à plat sur le dos, main droite empoigne les pattes, coller la poule contre mon torse, parcourir les dix pas vers le cône lui susurrant merci, adieu, au revoir, moi aussi j’y passerai un jour, je vais faire ça bien je vais faire ça vite. plonger la poule tête première dans le cône en métal pattes vers le ciel, cou exposé. vulnérable la tête remontée vers sa poitrine protège d’instinct ses jugulaires. main gauche immobilise, couteau dans la droite tranche d’un geste ferme à travers les plumes, la chair. la lame pénètre les muscles, sectionne la jugulaire sous l’oreillette en évitant la trachée. déposer le couteau à côté du bâton d’encens, maintenir amoureusement la tête pendant les convulsions, le sang chaud en filet sur la main, dans la chaudière ça coagule presque immédiatement. il y a toujours l’ultime soubresaut, yeux écarquillés, mutinerie des nerfs, ultime hommage au vivant avant le pétrifié. répéter vingt-cinq fois. certaines sont résignées d’autres combattent à coups d’ailes, de bec, de griffes. trahison rauque.

plonger les bêtes dans l’eau bouillante. sectionner pattes et glande sébacée au-dessus de l’anus, couper la tête. culbutées dans l’éplumeuse, évidées par David, refroidies dans les glacières, faisandées deux jours au frigo, désossées, deux poitrines par sac dans l’ensacheuse puis c’est le repos dans le congélateur.

 

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